estela torres

La transgression de la codification érotique :
les autoportraits d’Estela Torres - Miguel A. G. Virgen - 2005


La transgression de la codification érotique :
les autoportraits d’Estela Torres

I
En analysant la poésie de Pablo Neruda, lors d’une de ses conférences à l’Université de Harvard, Saul Yurkievich remarquait que pour le poète, l’acte de se dénuder avant d’entrer dans la mer représentait l’acte individuel de se débarrasser de la culture ou de l’histoire, pour désintégrer l’ego construit et pour se fondre dans l’immensité naturelle. Face à la mer, le vêtement représente l’armure sociale qui affirme et formalise l’identité personelle construite en tant qu’auto-affirmation face à la structure sociale.
Jacques Lacan quand à lui notait que la première confrontation de l’être humain avec l’image de son corps nu devant le miroir est fondamentale pour la formation du moi, prise de conscience de la place qu’occupe la créature au sein de l’univers. Avant tout apprentissage social ou linguistique le bébé perçoit, dans son propre reflet, la matrice qui lui définit une image primordiale, et idéale, de son être. Sur ce point la perception inconsciente et l’image physique s’identifient et se renforcent, bien que ce ne soit pas de manière totale pour Lacan, car les pulsions motrices ne correspondent pas entièrement aux pulsions de la libido, dés la première perception de son image dans le miroir, l’enfant commence son affirmation de soi en la prenant comme sujet d’une dialectique qui se situe entre les pulsions de son monde intérieur et l’étrange condition de son image extérieur.
Cette dernière se transforme en une armure fictive, toujours un peu plus élaborée et éloignée de l’inconscient de par la nécessité de construire une image sociale face aux autres individus. Le vêtement comme la parole, contribue à cette fiction extérieure qui se dissocie chaque fois plus de l’Innenwelt

II
Les artistes de la Sécession Viennoise explorèrent, avant Lacan, la relation entre l’univers intérieur, l’inconscient, et l’auto-contemplation de l’image nue. Cette exploration se fit de façon simultanée avec les premières investigations de Sigmund Freud sur l’inconscient, mais on ne peut pas parler ici d’une relation entre l’un et l’autre. En réalité, comme il a déjà été signalé, la découverte de l’inconscient avait été réalisée par le Romantisme avant que la psychanalyse ne se l’approprie. Les portraits d’Oscar Kokoschka et, surtout, d’Egon Schiele, caractérisés par un examen intense de l’univers intérieur exprimé par le corps, représentent l’apogée de cette affirmation romantique de la suprématie des forces inconscientes sur la structure rationnelle de la culture des Lumières.
Egon Schiele affirme, surtout dans ses autoportraits de corps nus, non seulement la relation entre l’image reflet du corps et l’identité du moi projetée depuis l’inconscient, mais elle souligne aussi la suprématie de l’univers intérieur sur la définition de la personnalité. Ce moi intérieur est fidèlement représenté à l’extérieur par le corps nu dépouillé de l’armure qu’est le vêtement.
Lorsqu’on ausculte son corps, le regard est poussé vers l’intérieur par la nudité, par la pudeur ou par l’audace d’exhiber les parties les plus intimes : les portraits s’orientent vers la représentation de postures assumées par le corps qui s’observe dépouillé de la couverture qu’est la culture. Surtout dans la gestuelle soulignant les zones les plus érogènes, Schiele perçoit la relation complexe entre le moi conscient et la répression de la force affirmative intérieure, qui émerge sensuellement par le corps. La valeur artistique de l’œuvre de Schiele tient dans le fait de représenter avec une grande maîtrise psychologique ce que l’ego veut affirmer comme identité intérieure dans l’œuvre.
En ce sens, l’œuvre de Schiele comme celle d’Oscar Kokoschka, revendique la possibilité d’atteindre une inter-relation entre l’image extérieure du corps dénudé et le monde intérieur inconscient. A travers l’exercice de l’autoportrait dénudé, l’artiste dévoile, comme une thérapie psycho-analytique, quels sont les besoins expressifs de l’inconscient. De cette manière, l’identité se renforce surtout comme résultat des pulsions intérieures, identité qui apparaît déguisée et dissimulée seulement quand le corps est couvert par l’armure sociale fictive qu’est le vêtement, le langage et la grimace dans le contexte social. L’identité subjective s’affirme alors comme un jeu continu, instable entre la vérité de l’univers intérieur et la fiction de l’armure sociale. Subséquentes représentations de l’image, reflet du corps dénudé, ont développé cette relation des-associative entre l’individualité et l’univers extérieur et l’aspect de la solitude de l’être intérieur face à un monde aliénant. On le remarque aussi dans les portraits néoréalistes de Stanley Spencer, Lucian Freud, ou Francis Gruber, qui assument avec une résignation existentielle l’apparente victoire, au milieu du 20ème siècle, de la structure sociale extérieure sur l’individualité intérieure, représentée par des corps dénudés dont l’érotisme a été minimalisé ou simplement neutralisé par la sensation de futilité inconsciente, même au sein de l’espace privé, comme si les pulsions de la libido et la fantaisie ne parvenaient jamais à émerger comme contrepoids à la fiction sociale.

III
Devant l’œuvre d’Estela Torres, nous sommes confrontés à une perception totalement nouvelle de la relation entre l’image du corps nu face au miroir et de l’identité intérieure. Il incombe à Estela de découvrir, avec une certaine horreur, que la culture extérieure s’est déjà appropriée non seulement l’espace environnant, privé et social, mais aussi son propre corps physique et peut-être même son érotisme ; et que la solitude existentielle de l’individu au milieu du 20ème siècle a été dépassée seulement à travers l’appropriation du corps et des pulsions de sa libido pour une structure sociale qui les incorpore comme des éléments nécessaires pour l’exaltation de la consommation. Comme le découvre aussi Estela, ce « progrès » de la culture est seulement parvenu à augmenter la dissociation entre le monde intérieur, toujours plus confiné dans les étroites limites intérieures de l’inconscient, et le monde extérieur de l’individu, dont l’expression corporelle est déjà conditionnée par la culture du fitness ou de la transgression sexuelle codifiée.
Estela a fait sienne l’impérieuse obligation de maintenir en permanence un corps totalement « fit ». Elle déteste l’excès de poids et elle a réussi à maintenir hors de son corps le moindre gramme de graisse en allant systématiquement au gymnase et en étant très attentive à son régime alimentaire. Elle a donc un rapport très conscient avec chaque partie de son anatomie, mise en valeur de plus par une peau d’une agréable couleur hâlée. Progressivement, Estela a construit une identité sociale en fonction de sa condition physique, développée à partir, non seulement de l’image, mais aussi de la sensation, de l’exaltation corporelle. De surcroît, Estela réalise constamment une vérification de son identité physique devant un miroir. Face à celui-ci, Estela cherche à réaffirmer que son corps, comme l’unique réalité actuelle et sensible de son être, est le fidèle portrait de son identité intérieure. Elle désire vérifier que dans la contemplation de son corps dénudé, elle va se trouver, comme Egon Schiele devant ses autoportraits, avec l’expression directe de son être comme reflet de son monde intérieur. Mais si dans l’œuvre de Schiele, le corps dénudé est le reflet de l’être intérieur, Estela découvre avec un désenchantement total que son image physique est totalement déconnectée de ses véritables désirs. En réalité, elle espérait à travers le processus de conditionnement physique –en incluant les sensations dérivées de l’exercice ou du bronzage- conditionner ces désirs à travers une inversion de la projection depuis le chaos intérieur vers la matière extérieure. Mais en convertissant son corps en un costume culturel avec lequel elle affirme son identité sociale, et même en développant une exaltation de la sensation euphorique de l’exercice, Estela a réellement codifié sa perception sensuelle en une configuration optimale pour le désir et la consommation sociale. Si on accepte que la libido est constituée par une série de pulsions obscures et inattendues, qui ne peuvent pas plus être assumées par leurs perceptions que la forme absurde et ambiguë des archétypes (Jung), ou l’irrationnelle et polyvalente pulsion du désir (Lacan), quand les corps et ses sensations ont été codifiés, il cesse d’être un véhicule de projection de l’intérieur.

IV
Les surréalistes et des écrivains comme Georges Bataille ont déjà démontré que l’érotisme n’est rien de plus que la transgression des codes de conduite sociale que réalise le corps. Mais quand ce même corps a été morphologiquement codifié et quand cette même transgression sexuelle et son expérimentation sensuelle ont été assimilées comme un facteur culturel en plus, corps et transgression sociale annulent leurs capacités érotiques. De là le grand désenchantement que montre le visage d’Estela devant son désir érotique, car son corps n’est plus seulement incapable de projeter ses propres pulsions libidineuses, mais l’apparente transgression insolente de ses postures sexuelles n’est pas chargée pour elle de violation des normes sociales. La transgression se dirige alors vers la ridiculisation ou la déformation de ce qui socialement est considéré comme érotique ; ceci est transgressif. Estela fait des moues et déforme ou étire son expression faciale ou représente son corps depuis des perspectives qui lui autorisent un caractère grotesque. Comme si ces moues ou ces grimaces constituaient enfin dans la transgression de son corps le véritable geste érotique. En représentant le corps nu, impudique, à l’intérieur de l’espace privé de l’habitation, en portant une attention dans la représentation dans l’espace des meubles, surtout lesquels s’assoit son corps nu, Estela augmente cette perception qui fait que son corps, plus que projeté depuis son intérieur, est un objet extérieur qui appartient plus au reste du monde qu’à elle-même. Pour cela, le corps cesse d’être un intermédiaire entre elle et le monde en s’assumant plus comme une chose définie par le langage social. Ce fait est projeté par Estela en entourant ses autoportraits avec des textes manuscrits, qui n’ont pas pour elle le caractère de narration lisible sinon de simples représentations du mot. Le corps se situe alors totalement à l’intérieur de ce que Lacan appelle l’ordre symbolique, déterminé par la codification sémantique, et qui le situe comme un antagoniste (...)révélateur d’une résistance intérieur aux codifications symboliques. Avec une élégante maîtrise, Estela parvient à montrer l’énorme contradiction, voire le traumatisme, qui prévaut dans la culture contemporaine du culte au conditionnement physique : plus la sensualité transgressive se codifie et plus l’identité sociale s’affirme dans l’image corporelle, moins l’inconscient a d’espace et de corps pour se projeter à l’extérieur et à l’opposé du discours de la beauté, moins de capacité érotique. Alors, ou on recherche à l’extérieur du corps la projection du désir de la libido dans la pulsion à la consommation, ou on recherche les transgressions, chaque fois plus perverses ou fétichistes de la part de ceux qui ne comptent pas sur la possibilité qu’apporte l’art de se réapproprier l’image corporelle et lui redonner un sens, comme le fait Estela en portant la transgression de sa propre image sur le plan esthétique.

Miguel A. G. Virgen
Traduction : Lola Chaput Lyon, 2004


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